Dutch, un homme, une vie. Mais surtout un homme.

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[Dutch, lauréat du prix "Eléphants d'Or - Prix pour l'ensemble d'une oeuvre" durant trois années consécutives]
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Dutch, un homme, une naissance -

Comme tout être vivant, Dutch est né. C'est un jour déjà bien avancé, le soleil pointe ses derniers rayons sur les visages éreintés des paysans, la fraicheur du crépuscule s'installe tandis que quelques chauve-souris volètent déjà sur un fond de ciel bleu foncé. Les insectes n'ont qu'à bien se tenir. Mais les cris qu'on entend dès lors ne viennent pas du cousin, mais d'une femme sur le point d'accoucher. Elle hurle à la mort, alors qu'elle donne la vie. Les gouttes de sueur coulent sur son front, alors que des gouttes de douleur coulent d'ailleurs, sa main droite est crispée et agrippée aux draps, alors que sa main gauche broie les phalanges de son bien aimé. Encore quelques minut... heures, et ce sera enfin la délivrance, pour tous, ainsi que pour le futur nouveau né, lassé de baigner dans un liquide visqueux et puant. Ça y'est, le soleil n'est pas patient et s'en est allé, laissant place à l'astre blanc, roi de la nuit et des ombres flottantes. Arriver au monde dans la nuit n'est pas vu d'un très bon oeil dans ce village, surtout par les borgnes, mais on ne choisit pas toujours quand naître, même si, apparemment, cela scelle le destin d'un humain. Des cris déchirent le sommeil paisible de certain, pendant que d'autres sont bel et bien éveillés au chevet de la malheureuse enceinte. Le guérisseur du village est présent, et prend son apprenti comme sage-femme, alors que celui ci n'a que seize ans, prêt à rejoindre le pays des pommes d'un instant à l'autre. Il lui fait porter des linges humides, des bassines d'eau chaude, et des tissus chauds et épais pour envelopper le petit corps nu de l'enfant quand il sera décidé à sortir.

HAAAAAAAAAAAA !

Enfin ! ENFIN ! EN-FIN ! Le mari vient de sentir deux de ses doigts se casser, et les draps se déchirent sous la force du soulagement de cette femme fatiguée. Des petits cris mélangés aux pleurs se font entendre, le soigneur dépose le corps frêle et sans défense de l'enfant dans une sorte du pull en laine, puis le frotte afin de l'essuyer et de le réchauffer, avant qu'il ne soit victime de la saison. Lern, car c'est ainsi que se nomme l'apprenti, s'empresse d'apporter eau et linges à son mentor pendant que la maintenant mère respire calmement, soulagée d'un poids. D'un poids de trois petits kilogrammes pour quelques dizaines de centimètres de hauteur. Un enfant comme un autre, avec déjà une pilosité crânienne bien développée. Des cheveux d'un noir profond et inquiétant. Mais ce n'est qu'un enfant, qu'on vient poser sur la poitrine de sa mère, qui peut enfin admirer de tout son être la source de ses souffrances antécédentes. Elle sourit, il pleure. Elle verse une larme, il urine sur sa chemisette. Elle le montre à son père, qui peut regarder son enfant tout en imaginant l'atèle qu'il devra porter pendant des semaines. Les membres de la famille sont là et félicitent de tout leur coeur les heureux parents. Ils vont bientôt rentrer dans leur chaumière pour que le couple puisse passer le reste de la nuit dans l'intimité qui les lie. Mais le guérisseur reste, s'assurant que tout se déroulera bien pour l'enfant pour cette première nuit passée en ce bas, très très bas, monde.

Dutch, un homme, une enfance -

Dutch, car c'est ainsi qu'il se nomme depuis douze années, vit tranquillement au rythme des journées dans son petit patelin du Royaume d'Inder. L'horizon qu'il observe depuis la fenêtre de sa chambre lui offre la vision des hautes tours du château du roi Devia. Mais tout cela est bien loin de chez lui, et donc, de sa vie. Il ne s'y intéresse pas, tout ce qu'il veut c'est apprendre et vivre comme un grand. Mais à douze ans, on n'est pas grand, les poils au menton ne poussent pas encore et sa voix ressemble encore à celle d'une petite fille, malgré un visage dur, purement masculin. Quand il ne rêvasse pas, allongé dans l'herbe, il doit s'en aller regrouper le bétail du voisin fermier, pendant que ses parents cultivent les céréales dans un assez grand jardin, situé derrière sa maison faite de bois, de chaume, et de terre. L'ennui, pour cet enfant, c'est qu'après avoir perdu la moitié du troupeau de moutons du fermier dans les ravins des montagnes avoisinantes, une réputation de sale gosse commence à le poursuivre, surtout dans l'école, où il se retrouve rapidement mis à l'écart par ses camarades. Mais qu'en faire ? Dutch s'en moque, il apprend à se suffire à lui-même. Une éducation approximative, des loisirs limités, il doit réussir tout seul, avec le peu d'aide que peuvent lui fournir ses parents, plongés dans leurs cultures de blés et d'avoines à longueur de temps. Rapidement, il comprend que pour évoluer comme il faut aux yeux de tous, il va falloir se mettre au pas et arrêter les bêtises au plus vite. C'est là que les services rendus à l'entourage commence : couper le bois, tailler des buissons, aller chercher lait et pain, et d'autres choses non moins fatigantes. Il se propose souvent pour garder les nourrissons pendant que les parents triment, mais depuis l'histoire des moutons, aucune chose pourvue de vie ne lui est confiée. On ne sait jamais, après tout, il peut très bien aller perdre un enfant dans un ravin, ça arrive...

Las de tous ces travaux, l'envie de ne rien faire le rattrape. Mais il n'a que douze ans, et à douze ans, on ne reste pas à rien faire, encore dépendant de sa famille. Alors plutôt que de continuer à aider des gens qui ne le remercient même pas après tant de labeur, il préfère rester avec sa mère et son père dans les champs, bien que cela soit encore plus crevant que le reste.

Les années passent...

Si si, c'est prouvé.

Un beau matin de printemps, le soleil rayonne, les oiseaux chantonnent, les arbres bourgeonnent, et une trompette résonne. Dutch, malin comme un singe qu'il ne connait pas, comprend tout de suite que quelque chose cloche, en effet, normalement, quand il se lève, il n'y a pas de musique. Donc il enfile au mieux ses chaussures de tissu avant de se précipiter dehors, pour aller à la rencontre du troubadour qui vient de le tirer des bras de Morphée. Il a grandi, il est donc capable de faire ravaler son instrument au... à... à ce soldat, fièrement dressé sur sa monture, tenant dans son bec u... tenant donc sa trompette dans une main, un parchemin dans l'autre. Au dessus de lui flotte le blason de la Famille Royale d'Inder, pendant qu'il ameute les habitants à le rejoindre sur la place centrale du petit village, drôlement remué.

Une fois le pauvre peuple fatigué rassemblé, il se racle la gorge et entame la lecture.

Oyez ! Oyez !

Hommes, femmes et bambins du bourg, portez attention à l'information suivante.

Une armée s'approche, composée de troupes nombreuses. Elle se dirige actuellement vers les Terres de l'Ouest. Pour ceux qui ne connaissent pas les points cardinaux, sachez que nous sommes sur la trajectoire, et bien que malgré le fait que le Royaume d'Inder soit pacifiste, il n'est pas sans craindre une attaque passagère. Je demande donc solennellement, au noms du Roi Devia, de la Reine Blanche, du Prince Eriom, de maintenir cette affiche de paix que nous prônons depuis que les Érudits sont ancêtres de la famille royale. Ne fuyez pas, ne mourrez pas.

À vous !

Le soldat enroule son support, le range dans une sacoche, tape les flancs de son cheval blanc puis retourne au galop en direction du château lointain.

Un brouhaha commence à se répandre à travers la place, affichant peur, étonnement, rire. La plupart ne se préoccupe pas de leur sort, et retourne à ce pour quoi ils sont nés, à savoir leur travail. Les enfants ramasse des bâtons, empruntent un plat de fer cabossé dans la cuisine de leurs parents, et s'imaginent fidèle commandant d'une armée en marche, avec pour but le maintient du bon état du Royaume d'Inder.

Dutch, quant à lui, a les yeux qui pétillent, car il imagine être un simple soldat, obéissant à son supérieur lorsque ce dernier lui dit de terrasser tout opposant. Il ramasse un caillou et le fracasse sur le front d'un bambin qui imite le soldat sus-présent sur sa monture grâce à son cheval de bois, fait en bois. Les petits copains de l'enfant armés au mieux, se précipitent sur Dutch, déterminés à lui faire payer ce jet et ce front ensanglanté. Malheureusement, il leur manque ce que Dutch a le plus, la confiance en soi. D'où l'issue fatale, par laquelle les gamins sont repartis écorchés, pleurant toutes les larmes possibles.

L'aventure, voilà ce qu'il attend de la vie le petit Dutch. Il le sait. Et dès les semaines à venir, il se préparera ! Haha ! HAHA ! MOUHAHAHA !

Dutch, un homme, une errance -

Dutch réfléchit, car ça lui arrive, et ses réflexions le conduisent vers le chemin à la sortie du village, qui s'étend vers l'horizon inconnu. Un petit baluchon de jute sur l'épaule, il prend le temps de saluer d'un geste affectif de la main ses parents qui l'accompagnent jusqu'aux portes du patelin silencieux. Il est tôt le matin, un léger brouillard flotte dans l'air, signe d'un nouveau départ, d'une nouvelle vie qui débute après un flou vécu inintéressant. Les airs tristes de son père et de sa mère ne le retiennent pas, il leur souhaite une bonne et belle continuation, sans promesse de revenir un jour.

Que les Dieux te gardent !

Voilà le genre de paroles censées que Dutch n'aime pas entendre, pourtant il doit s'en contenter comme dernier au revoir de la part de ses parents, qui ont glissé, sans qu'il s'en aperçoive, une oeuvre pieuse dans son petit sac. Il disparait dans l'humidité ambiante sans se retourner. Enfin, il ne disparait qu'aux yeux de ceux qui peuvent le voir à cet instant, car il ne disparait pas vraiment, bien au contraire, une nouvelle ère s'annonce pour ce petit homme âgé maintenant de vingt-deux printemps. Il compte bien croquer la vie à pleines dents ainsi que toute la nourriture qu'on daigne bien lui offrir durant son tout nouveau périple. Finalement, ce château qui ne l'attirait pas beaucoup durant son enfance, lui donne envie et fait naître en lui des envies de grandeur. Alors il bombe son petit torse pas fort musclé et redresse la tête, le menton bien haut, pour faire le malin quand il croise des gens sur les chemins. Mais il a vite saisi que l'assurance peut conduire à la douleur, puisqu'il lui a suffit d'un regard de dédain en trop pour se faire rosser par un petit groupe de brigands, alors qu'il n'était qu'à quelques centaines de mètres de la demeure du roi Devia. Arrivée boiteuse devant la grande grille principale, il salue les gardes comme il se doit en leur demandant de le laisser entrer, du moins dans les faubourgs bourgeois éparpillés au pied du château, pour trouver un médecin ou quelqu'un apte à le soigner et l'aider. Et pourquoi pas lui offrir gîte et couvert.

Il trouve un bâton lui servant à s'appuyer pour l'aide à la marche, quand il entend un bruit de trompette connu. Il se retourne et voit passer à un carrefour un carrosse, il n'a que le temps d'apercevoir un visage pâle, à moitié recouvert par des cheveux blancs, surplombé d'une couronne mise de travers, preuve de la désinvolture incessante du Prince Eriom. Il voit un prince, Dutch voit un prince. Qui l'eut cru ? C'est un honneur et une chose qui n'arrive peut-être qu'une seule fois dans une vie de fils de paysans. Moment éphémère, car sa jambe lui fait toujours mal, il questionne les manants présents pour savoir la direction à suivre vers une auberge, histoire de se reposer et de demander à l'aubergiste la marche à suivre pour aller se faire guérir. C'est bien connu, les aubergistes sont au courant de tout. Et de rien. La plupart du temps, tout ce qu'ils savent ne sert à rien, mais bon, qui ne tente rien n'a rien, et n'a sûrement pas tout. Un enfant mendiant lui pointe du doigt l'enseigne de l'auberge non loin, en échange de deux petites pièces, avec lesquelles il pourra s'acheter un bout de pain pour tenir jusqu'au lendemain. Quant à Dutch, il se presse, pousse les portes de l'établissement, se dirige vers le comptoir puis se paye une chambre avec le peu de moyen qu'il lui reste. La vie est gratuite, mais l'entretenir, c'est une autre histoire. Qui ne sera pas contée. Alors il emprunte les escaliers le menant à sa chambre après avoir discuté prix, puis se pose sur un lit... en bois, recouvert d'un matelas de paille, sur lequel un tissu déchiré est vulgairement étendu. Il fait avec, une habitude. Il pense au prince, et à la chambre de ce dernier, qui doit faire la taille de l'étage de l'auberge dans laquelle Dutch se trouve. Désespérant que de vivre. Désespérant que d'être pauvre.

Cela va changer. Rien ne presse.

Dutch, un homme, une fin de vacances -

La nuit passe, des vieillards meurent, remplacés statistiquement par des bambins hurlants dans la bâtisse du médecin avoisinant l'auberge. Après un réveil en fanfare, voilà que Dutch sort de son lit à cause de cris enfantins, se demandant quand il pourrait enfin avoir le bonheur de faire une grasse matinée, sans se soucier de la journée entamée. La douleur s'est atténuée dans la nuit, il peut désormais marcher normalement, et non plus comme une personne âgée assistée d'une canne. Il se frotte les yeux, voit le soleil par la fenêtre, et écoute le tintamarre que produit la vie au dehors. Il descend lentement les escaliers, se demande de quoi sera fait aujourd'hui, puis paye sa nuit au propriétaire de l'établissement, pensant qu'aujourd'hui commence plutôt mal, bien que le prix fut fixé la veille. Son baluchon sur l'épaule, il erre dans les rues plus ou moins fréquentées du bourg, lève parfois les yeux pour observer les étendards, de Sa Majesté le roi Devia, qui flottent au gré du vent sur les hautes tours, puis se décide à trouver quelque chose à faire. Dutch ne peut se permettre de trainer indéfiniment sans occupations, pour ne vivre que d'aumône. Honte à lui. Un travail, voilà ce qu'il lui faut, et ce qu'il trouvera dans les jours qui viennent.

Puis les jours passent, pour entamer une deuxième semaine, lorsque Dutch croise un marchand en manque d'aide, essayant de soulever avec peine paniers et amphores. Ne voulant pas le laisser se fatiguer seul à cette tâche épuisante, Dutch propose son aide, de bon coeur, ne demandant rien en retour. L'effort fait, le marchand prénommé Tar, en sueur dans sa toge de soie beige, s'essuie le front de ses doigts boudinés puis s'adresse à la bonne âme lui ayant porté secours.

Merci bien l'ami. Sans toi je n'avais pas fini avant la nuit. De plus, la personne que je sers n'aime pas attendre, et m'aurait fait payer cher mon probable retard si tu n'étais pas intervenu.

Tu n'as pas l'air d'être dans la cité depuis bien longtemps, que fais-tu ici ? Et surtout, comment puis-je te remercier concrètement ?

Dutch, le front dégoulinant et les odeurs de plus en plus fortes au fil du temps qu'il passait sans pouvoir se laver, explique sa situation au marchand, son petit voyage pour arriver jusque là, puis indique également, en passant, juste comme ça, l'air de rien, qu'il recherche un emploi temporaire pour pouvoir survivre, pour enfin partir loin du Royaume d'Inder. Mais sur le moment, ce n'est pas qu'une soif d'aventure qui se fait sentir, tant la chaleur est pesante.

Haha. Je vois et comprends mieux. Viens, ma demeure se trouve derrière mon humble étale, il y a de quoi t'hydrater et j'ai quelque chose à te proposer.

Les minutes défilent quand Dutch ressort de chez Tar, lui empoignant la main pour le remercier à son tour. En effet, le sympathique marchand joufflu n'a pas que des kilos à revendre, sa gentillesse n'est pas en reste, du coup il vient de proposer un poste d'assistant à Dutch, dorénavant employé à toutes sortes de livraisons et tris pour le compte du commerçant.

Grâce à cette activité, Dutch connait de mieux en mieux la ville tentaculaire qui l'accueille depuis maintenant plus de deux mois, se lie de plus en plus aux habitants livrés et n'a plus besoin de décliner son identité auprès des gardes qui le laisse passer, lui et ses marchandises, sans encombres. Sa vie est plus simple, et ses économies prévues pour son proche périple lointain sont conséquentes et il sait qu'il partira bientôt, se promettant cette fois de revenir saluer les gens qui l'ont sorti de sa misère, et de ne pas perdre de marchandises dans les ravins.